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Imaginez que vous êtes un paysan pauvre sans terre. Les parcelles que vous cultivez ne seront jamais à vous. Vous risquez d’être réduit au silence par votre situation. Bant Singh échappe à ce postulat. Agé d’une quarantaine d’années, il chante des chansons révolutionnaires depuis son adolescence. Cet homme est un dalit [intouchable] sans terre du village de Jhabbar (district de Mansa), dans l’Etat du Pendjab [nord-ouest de l’Inde]. C’est aussi un militant du MMM, la branche locale du Parti communiste indien. Malgré les terribles expériences qu’il a vécues, dont une agression qui lui a coûté deux mains et une jambe, Singh poursuit imperturbablement son action. Il continue de chanter des chansons contestataires, qui racontent l’histoire des paysans pauvres issus de castes inférieures de tout le pays.
Il y a quelques mois, trois jeunes musiciens de New Delhi – Samrat Bharadwaj, Taru Dalmia et Chris McGuiness – se sont rendus dans son village. Au bout de quatre jours passés en sa compagnie, ils ont monté le “projet Bant Singh”. Il s’agit d’un court-métrage de douze minutes, Word, Sound & Power, dans lequel Taru Dalmia chante avec Bant Singh. Ce documentaire est disponible sur YouTube et raconte l’histoire du chanteur à travers des interviews et des chansons. “Le plus gros problème s’est présenté quand nous avons compris que nous allions nous heurter à une énorme barrière linguistique, raconte Samrat Bharadwaj. Une fois ce problème réglé, nous nous sommes rendu compte que nos idées étaient très proches.” Le documentaire a été tourné en anglais et en pendjabi, et les chansons sont interprétées dans les deux langues. Toru Dalmia a écrit les paroles en anglais sur place et les a fait traduire pour Bant Singh. Chris McGuiness et Samrat Bharadwaj ont composé les beats électroniques qui servent de fond aux chants traditionnels du Pendjab interprétés par Bant Singh et aux morceaux inspirés du dancehall chantés en anglais par Taru Dalmia. Assez curieusement, les deux voix semblent n’en faire qu’une. “Cela faisait longtemps que je cherchais des chanteurs révolutionnaires en Inde pour chanter avec eux”, indique Taru Dalmia.
L’histoire que les musiciens avaient lue à propos du chanteur a été rapportée dans le documentaire. En juillet 2002, sa fille, âgée de 17 ans, a été violée par des proches d’un propriétaire terrien. Révolté, Bant Singh a poursuivi les agresseurs en justice et trois des quatre accusés ont été condamnés à la prison à vie. Mais cette procédure lui a valu de terribles représailles. En 2006, alors qu’il rentrait d’une réunion du MMM, le chanteur a été roué de coups. Transporté d’urgence à l’hôpital, il a dû attendre trente-six heures avant de recevoir des soins. Diverses hypothèses ont circulé à propos du refus des médecins de le soigner. Certains l’ont expliqué par le fait que Bant Singh est un dalit et donc un homme dont la vie ne vaut pas la peine d’être sauvée. Quoi qu’il en soit, ses blessures se sont infectées et la gangrène s’est déclarée. Transféré à l’hôpital, il a dû être amputé des deux mains et d’une jambe. Aujourd’hui, le chanteur vit sans prothèses et a besoin de l’aide de ses proches pour les tâches les plus élémentaires. Incapable de marcher, il est transporté sur une banquette. Pourtant, il continue à se battre contre les injustices dont souffrent les opprimés de son village. Comme il dit, ses agresseurs ne lui ont pas enlevé sa voix.
“Les gens ont été offusqués de voir un pauvre paysan comme moi poursuivre des propriétaires terriens en justice”, dit-il dans le documentaire.
“L’histoire de Bant Singh attire l’attention sur un fait peu connu”, note Samrat Bharadwaj, le directeur du projet, à savoir que, comme beaucoup d’ouvriers agricoles du Pendjab rural, le chanteur est un sikh dalit. Puis il revient au thème musical :
“La musique et d’autres formes d’expression artistique ont un grand impact, car la plupart des gens ne veulent pas prendre les armes ou faire de la propagande. Le fait qu’on les utilise pour mettre des problèmes en évidence est un phénomène relativement nouveau en Inde.” Le documentaire sur Bant Singh doit une bonne part de son succès au fait qu’on peut y accéder facilement. L’élite urbaine qui dispose d’Internet découvre les chansons de Bant Singh, et le film est également bien accueilli par les habitants du district de Mansa. Selon Samrat Bharadwaj, certains semblaient un peu sceptiques pendant l’enregistrement, mais ils ont été soulagés une fois le film réalisé.
“Ils l’ont davantage apprécié et ont particulièrement aimé le mélange des genres musicaux.”